Repenser la fraternité reste d'actualité.
J'y reviens. Péguy est l'écrivain français qui associa le mieux fraternité et partage. Que retenir de ce qu'il écrivit.
J'y reviens. Péguy est l'écrivain français qui associa le mieux fraternité et partage. Que retenir de ce qu'il écrivit.
1
- La fraternité précède l’égalité
Face
à l’incertitude et à l’imprévisibilité, à des menaces qui
peuvent renvoyer quiconque à la misère et à la déchéance, il
n’est point d’autre parade que le fraternité. Péguy l’affirme.
Pour lui, la fraternité précède l’égalité ; « c’est
un devoir préalable ».
Relire Péguy[1]
n’est pas redécouvrir ce qu’un esprit vif, un grand écrivain
pensait, c’est parfois éclairer l’actualité d’une lumière
qui, au moment où elle avait été allumée, ne pouvait être
dirigée vers les mêmes objets, et c’est alors, cent ans plus
tard, que se trouve illuminée la réalité quotidienne.
2 - Tant que subsiste la misère, la fraternité n’existe pas.
La
fraternité, explique en effet Péguy, s’oublie sans doute parce
qu’on la pense troisième dans l’ordre des valeurs républicaines.
La fraternité n’est pas la résultante de la liberté et de
l’égalité, l’heureux plus qui inonderait la société de
générosité. Certes pas ! La fraternité est indissociable de
la misère. Tant que subsiste la misère, la fraternité n’existe
pas. « Il
suffit, dit Péguy, qu’un seul homme soit tenu sciemment, ou, ce
qui revient au même, sciemment laissé dans la misère pour que le
pacte civil tout entier soit nul[2] »,
et encore « sauver
tous les miséreux de la misère est un problème impérieux,
antérieur à l’institution véritable de la cité ».
3 - Tant que subsiste la misère la cité elle-même ne saurait exister
A
l’en croire, et rester en la compagnie de Péguy ne peut
réconforter mais galvanise, tant que subsiste la misère la
cité elle-même ne saurait exister ! Il y a un préalable à la
respublica,
c’est qu’il y ait un véritable en-commun. Il suffit qu’un seul
en soit exclu et il n’y a plus d’en-commun, il n’y a plus de
république.
Chaque
homme nous souffle Péguy est inoubliable. Toutes les idées, toutes
les arguties, toutes les démonstrations, toutes les justifications
par lesquelles on donne à croire que nous vivons en démocratie,
s’effondrent dès qu’il est toléré qu’un seul homme puisse
s’enfoncer dans la misère sous le regard de tous !
4 – Ne confondons pas pauvreté et misère
Là
où vit un miséreux, il n’est plus, il n’y a jamais eu de cité.
Pareille intransigeance, tient, dit encore Péguy, à ce que l’on
« confond
presque toujours la misère et la pauvreté ; cette confusion
vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles
sont voisines, sans doute, mais placées de part et d’autre d’une
limite ; /…/ cette limite économique est celle en-deçà de
qui la vie économique n’est pas assurée et celle au-delà de qui
la vie économique est assurée », car « le pauvre
est séparé du miséreux par un écart de qualité, de nature[3]».
On
peut vivre de peu. On ne peut pas vivre avec rien. Écart immense. On
saisit mieux pourquoi Péguy peut à la fois affirmer que misère et
pauvreté sont voisines, mais que pauvres et riches sont séparés
des miséreux par une limite qui n’est franchie qu’une seule
fois, et sans risque de retour : c’est la limite de
l’inhumain, de l’invivable, de la servitude, de l’avanie car,
dit toujours Péguy, « seuls
les cuistres de la philanthropie peuvent s’imaginer que la misère
fait reluire les vertus. /…/ Dans la réalité, la misère avarie
les vertus[4]».
Thomas d’Aquin eut dit : « il
faut un minimum de bien être pour pratiquer la vertu ».
5 - La fraternité sélective n’est plus la fraternité
En
quittant Péguy nous retiendrons, avec lui, que la fraternité,
« d’âge en âge,
qu’elle revête la forme de la charité ou la forme de la
solidarité, /…/ fait le monde ».
Elle prime. Elle est universelle. Sinon, elle est réduite à n’être
que le sentiment que les privilégiés de la patrie ont en partage :
celui de l’appartenance à une même nation, celui des natifs d’un
même sol ! La fraternité sélective n’est plus la
fraternité. Elle n’est que la solidarité et la complicité
actives du clan.
6 - Sans la fraternité, liberté et égalité sont incompatibles
La
fraternité incite à l’égalité, aspire, pour chacun, à la
liberté. Elle ne s’ajoute à rien ; elle n’ajoute rien.
Elle rend compatibles les deux valeurs rapprochées par John Locke[5]
et le chevalier de Jaucourt[6] :
égalité et liberté. L’apparition de la devise symbolisant le
nouvel ordre social : liberté, égalité, fraternité doit
davantage, estime Michel Borgetto[7]
à Jean-Jacques Rousseau dans son « discours sur l’Economie
politique[8] »
même si c’est pour le philosophe des Lumières, de l’amour de la
Patrie, la terre des pères, que jaillit l’indispensable complément
de la fraternité.
7 - Il n’est plus de fraternité possible que cosmopolite.
La
patrie nouvelle à aimer, c’est la Terre-patrie dit Edgar Morin ;
« la
terre est une patrie en danger [9]»
précise-t-il. Il n’est plus de fraternité possible que
cosmopolite. La Marseillaise
de 1792 fut un appel à la guerre, Le
chant de guerre pour l’armée du Rhin.
La fraternité du sang n'est que biologique. Cet hymne est
intouchable tant qu’il reste acquis qu’on doit pouvoir mourir
pour la nation mais il est incompatible avec la fraternité, avec
l'autre hymne, celui de l’Europe : l’Ode
à la joie
de Schiller harmonisée par Beethoven dans la Neuvième Symphonie.
8 - La fraternité a cessé d’être une affaire de cœur et sensibilité.
De modernes
Cassandre nous supplient de considérer que si nous ne sommes enfin
frères, c’en est fini de l’histoire humaine. Le pire n’est
jamais sûr ! Mais ce qui est sûr, en revanche, c’est que la
fraternité a cessé d’être une affaire de cœur et de sensibilité
: c’est une sauvegarde, une « précaution » (le mot
s’impose en ce siècle), une non-violence active, une radicale
contestation des figurations du mal, un refus de la misère qui
déshumanise, une solidarité active face à tout malheur, un
impétueux désir de survie dans un siècle que l’horreur du
précédent n’a pas guéri du goût de la mort.
9 - La fraternité est
indissociable de l'hospitalité.
La
fraternité, telle une évidence impossible, porte en elle toutes les
contradictions de l’utopie : n’avance vers elle que celui
qui peut porter le regard loin afin de se diriger vers un horizon,
mais un horizon toujours reporté, toujours masqué par la rotondité
de la Terre ! La fraternité (dont Péguy affirme qu’elle est
indissociable de la lutte première, prioritaire, principale…
contre la misère), est tout autant indissociable de l’hospitalité
telle que la pensait Kant. Aucune paix n’est durable là où
subsiste la misère. La paix ne peut tendre à devenir perpétuelle
que là où progresse la justice, là où chaque citoyen se montre
hospitalier.
10 - La fraternité à qui des
limites sont tracées cesse d’être fraternelle.
Fraternité :
le mot est désarmant ! Il n’a qu’un sens ; on lui en a
trouvé plusieurs. Loin de faire tomber les armes, il les fait
prendre à ceux qui, tel Brissot, appelait à « une croisade de
libération universelle » ! Les frères d’armes sont
inexorables pour l’ennemi. La fraternité à qui des limites sont
tracées cesse d’être fraternelle, à l’approche des frontières,
physiques ou symboliques. Elle se mue en défense et s’écarte
d’une partie des hommes. Le citoyen du Monde, seul, à l’ambition
d’essayer la fraternité universelle, sans conquête et sans
croisades. On l’admire et/ou on le ridiculise : utopiste il
est respectable; irréaliste on le dit dangereux.
11 - La fraternité est
impossible dans une république nationaliste.
La
fraternité est donc plus qu’à essayer : elle est à
réinventer. Elle déborde du champ de la devise républicaine qui la
délaisse et la réduit à n’être qu’un complément des deux
valeurs politiques essentielles : la liberté et l’égalité.
Roland de la Platière dans son discours devant la Convention, deux
jours après la victoire de Valmy, annonçait la proclamation de la
République et de la fraternité dans chaque département, avait
commencé son propos par cette envolée : « la
volonté des Français est prononcée. La liberté et l’égalité
sont leurs biens suprêmes ; ils sacrifieront tout pour les
conserver ».
La
République fraternelle de Roland, proclamée en 1792, fut tout sauf
charitable. Elle ne pouvait pas l’être, d’abord en raison de
l’aversion des Révolutionnaires pour l’Eglise et son discours,
mais plus encore parce que, enfermée dans la Nation, elle se
fabriquait des ennemis quand elle en manquait.
On connaît
la suite : la fraternité du sang, la mansuétude de Guillotin,
l’avènement de Bonaparte.
12 - La fraternité universelle ne se conquiert pas à la pointe des baïonnettes.
La
contestation de la philosophie des Lumières date de la période
révolutionnaire. Entre 1789 et 1794, les fondements des politiques
pratiquées ne furent pas les mêmes, y compris quand ils trouvaient
leurs justifications chez les mêmes philosophes. La fraternité
révolutionnaire ne fut pas celle du citoyen du monde. elle fut celle
de l’élan populaire d’une France voulant franciser l’universel
mais qui ne savait et ne pouvait se penser comme ayant à
s'universalisers elle-même. Vouloir la fraternité politique ne
pouvait être l’œuvre d’une partie des hommes, et il en est
toujours ainsi.
13 - La fraternité ne crée point de dépendance, elle est un lien qui ne ligote pas. L'exemple des Rroms, sans armée et sans État,doit être examiné. Ils n’ont rien à prouver, rien à démontrer, mais ils font partie du nombre des humains qui n’ont pas le choix de vivre autrement qu’en frères. La traversée des siècles sans disparition trouve peut-être là une de ses explications peu rationnelles ; pour survivre et perdurer, envers et contre tout, rien ne vaut la fraternité quels que soient les synonymes dont on l’entoure : solidarité, entraide, mutualité, coopération, communauté… La fraternité ne crée point de dépendance, elle est un lien qui ne ligote pas. Tous les Terriens deviennent peu à peu, solidaires sans le vouloir. Ils sont, de plus en plus conscients de leurs interdépendances. Reste à rendre possible la fraternité universelle, cette utopie des utopies, cet horizon nouveau dont on ne peut se passer alors qu’on ne le peut atteindre.
Décembre 2006
Relu
en juillet 2017
[1]
Bastiaire Jean, Péguy tel qu’on l’ignore,
Gallimard-Poche, Paris, 1996.
De nombreuses et utiles citations sont rassemblées
et présentées aux lecteurs dans ce petit guide.
[2]
Péguy Charles, De Jean Coste, 4 novembre 1902, édité chez
Gallimard en 1937.
Texte cité par Jean Bestiaire, dans le chapitre
Égalité bourgeoise et fraternité révolutionnaire, p.30.
[3]
Péguy Charles, De Jean Coste, Ibid.,., chapitre Misère
et pauvreté p.97-98
[4]
Bastiaire Jean, Péguy tel qu’on l’ignore, Ibid.,.,
Chapitre Misère et pauvreté, p. 96.
[5]
Locke John, Essai sur le pouvoir civil (1690), PUF, Paris,
1953, p.63.
« Il faut considérer l’état dans lequel
tous les hommes se trouvent naturellement : c’est un état de
parfaite liberté /…/ ; c’est aussi un état
d’égalité.»
[6]
De Jaucourt, Encyclopédie Diderot et d’Alembert,
(1751-1780), article « égalité naturelle ».
« L’égalité est celle qui est
entre tous les hommes par la constitution de leur nature. /…/
cette égalité est le principe et fondement de la liberté. »
[7]
Borgetto Michel, La devise liberté, égalité, fraternité,
PUF, Paris, collection « Que sais-je ? », 1997, n°
2744, ISBN 2130483550. L’apport de Jean-Jacques Rousseau,
p.17.
[8]
Rousseau Jean-Jacques, Discours sur l’économie politique
(1755), réédité chez Vrin, Paris, 2002.
[9]
Morin Edgar, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du
futur, Le Seuil, Paris, p. 129.
Voir aussi : Terre-Patrie, Le Seuil,
1993, et collection « Points », n° P207 (1996).
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Le 3 octobre 2013.
Et maintenant, exprimez-vous, si vous le voulez.
Jean-Pierre Dacheux